Maintenant qu’on a terminé le tour de la Grande-Bretagne (Angleterre, pays de Galles et Écosse), on traverse la mer d’Irlande pour couvrir la dernière nation constitutive du Royaume-Uni.
L’Irlande du Nord est dernière au sens à la fois de plus récente et de plus petite. Avec ses 18 sièges, elle pèse moins que deux fois moins lourd que le pays de Galles dans la Chambre des communes. Toutefois, c’est probablement plutôt en raison de son système partisan complètement différent qu’on n’en parle que très peu.
On connaît surtout l’Irlande du Nord pour les violences sectaires de la deuxième moitié du XXe siècle. D’ailleurs, juste choisir le drapeau à inclure dans ce billet pose un enjeu. La Ulster Banner est utilisée par les loyalistes et les unionistes; les démonstrations républicaines déploient plutôt le tricolore irlandais ou la croix de saint Patrick.
J’y vais donc du logo de l’assemblée de l’Irlande du Nord, qu’on appelle généralement Stormont par métonymie (et qui ne siège pas depuis trois ans parce que la méfiance règne entre les partis, mais ça c’est une autre histoire). Il met à l’honneur six fleurs de lin d’un très joli bleu pour symboliser les six comtés historiques de l’Irlande du Nord (nous y reviendrons) et l’importance de la culture du lin dans son histoire (ça, je laisse à d’autres).
Notons que j’évite d’utiliser les dénominations religieuses parce que quand j’ai demandé à 18 ans au tout premier Nord-Irlandais que je rencontrais s’il était catholique ou protestant, je me suis fait dire: «You’re rude!». L’Anglais qui est apparu derrière m’a montré sans le savoir la marche à suivre. Il a posé la question sous cette forme:
Are you Unionist or Republican?
J’ai donc su qu’il était unioniste (en faveur du maintien de l’Irlande du Nord dans l’Union britannique) plutôt que républicain (en faveur de son rattachement à la République d’Irlande au sud). En apprenant à connaître un peu mieux le jeune homme en question durant cette vibrante semaine du Parlement international de la jeunesse d’Oxfam, j’ai su qu’il était également protestant et qu’il s’impliquait dans un parti progressiste unioniste non sectaire, regroupant donc des gens des deux communautés.
En 2010, j’ai pensé l’avoir vu comme candidat à la télévision durant l’interminable soirée (nuit) électorale. Après avoir épluché les pages Wikipedia de chaque circonscription, je ne le retrouve pas comme candidat et ne peux que conclure que je l’ai halluciné…
Une île, deux pays (depuis un siècle)
Comme l’Écosse divisée en 32 council areas, l’île d’Irlande est divisée en 32 comtés traditionnels. On les appelle «traditionnels» parce qu’ils remontent à l’Invasion normande de l’Irlande à la fin du XIIe siècle (ça c’est 200 ans avant la naissance de William Wallace, aka Mel Gibson dans Braveheart). Cette invasion s’est limitée au sud-est de l’île, donc ce n’est pas avant le XVIe siècle qu’est apparue la carte ci-dessous.
En vert émeraude, on voit les 28 comtés traditionnels de la République d’Irlande. Ils y sont toujours utilisés, à quelques distinctions près. En vert qui tire plus sur le jaune, on voit les six comtés traditionnels de l’Irlande du Nord, qui ne sont plus utilisés, quoique vous reconnaîtrez certains noms dans les noms des circonscriptions.
Parlant de noms, sous le nom anglais, on trouve le nom en gaélique dans une police qui fait très Lord of the Rings.
L’Irlande était aussi divisée en provinces, qui ont davantage fluctué dans le temps. Le mot gaélique veut dire «cinquième» mais, à partir de 1610, il n’y en avait que quatre, comme on le voit sur la carte ci-dessous. L’Irlande du Nord provient d’une partie de la province d’Ulster, que vous reconnaîtrez dans le nom d’une circonscription et d’un parti.
Source: Wikipedia
La partition de l’Irlande en 1921 peut être décrite comme le résultat d’un compromis pour accorder l’indépendance à la majorité de la population de l’île en 1922.
Je n’ai pas eu le temps de me replonger dans mon travail de cégep en géopolitique sur l’IRA, donc tout ce que je vous dirai sur les Troubles, qui ont forgé notre imaginaire sur l’Irlande du Nord, c’est que le superbe film de Gus Van Sant Elephant sur les tueries de masse dans les écoles secondaires tire son titre d’un court métrage britannique sur l’absurdité des meurtres durant les Troubles.
L’Irlande du Nord au XXIe siècle
Un peu comme pour l’Écosse, l’Irlande du Nord administre elle-même son recensement et pose une question concernant l’identité nationale. L’une des prémisses de l’accord du Vendredi Saint (Good Friday Agreement), qui a mis en bonne partie fin aux violences, c’est que la population nord-irlandaise ne soit pas forcée de se considérer britannique.
Ainsi, en plus des identités «britannique» et «nord-irlandaise» qui sont, comme en Écosse, proposées au recensement, on retrouve l’identité «irlandaise». Je n’essayerai pas de faire une analogie en Amérique du Nord parce qu’elle risquerait trop d’être insultante. Voici comment ces identités se répartissent sur le territoire de l’Irlande du Nord.
Premier constat: mais qu’est-ce que ce trou de beigne blanc en plein milieu? C’est le Lough Neagh, le plus grand lac des îles Britanniques. Le lac Saint-Jean est quand même deux fois et demi plus grand.
Deuxième constat: peu de gens se définissent seulement comme Nord-Irlandais ou Nord-Irlandaise (zones bleues). La plupart se définit selon les identités historiques pré-partition: britannique (orange qui tire sur le rouge) et irlandaise (vert). Aucune idée si ces deux identités sont considérées plus extrêmes et s’il s’agit d’un signe de polarisation. Comme j’ai appris au Parlement international de la jeunesse d’Oxfam, identity is a very tricky thing.
Troisième constat: la répartition de ces différentes identités est beaucoup moins coupée au couteau que ce que j’aurais pensé. C’est une bonne nouvelle, je suppose?
Comment qu’on sonde l’Irlande du Nord?
D’après Wikipedia, une seule firme a sondé l’Irlande du Nord cette campagne. Je suis allée fouiller dans les cross-tabs de son plus récent sondage pour y découvrir à ma grande surprise aucune segmentation géographique de l’échantillon!
Les données ci-dessus d’identification nationale ne sont pas utilisées non plus. Pourtant, elles proviennent du recensement, ce qui permettrait de pondérer l’échantillon pour s’assurer qu’il soit représentatif. En effet, comme tout le monde répond au recensement, il permet de dire quelle(s) catégorie(s) de personnes est (sont) sous-représentée(s) dans l’échantillon par rapport à la population en général et qui est surreprésenté.
L’échantillon est plutôt segmenté en fonction de la position constitutionnelle (5 options) et de la «communauté» (4 options). Les choix de réponse permettent de comprendre ce dont il s’agit.
Position constitutionnelle:
- fortement (strongly) nationaliste;
- légèrement (slightly) nationaliste;
- neutre;
- légèrement (slightly) unioniste;
- fortement (strongly) unioniste.
«Communauté»:
- catholique;
- protestant;
- sans religion;
- autre.
L’option «sans religion» indique clairement que «communauté» est un proxy (euphémisme?) pour l’appartenance religieuse.
Avant de se lancer dans la description des partis, on va faire le tour de la carte des circonscriptions électorales et de leur historique de vote en fonction de la position constitutionnelle.
Toponymie électorale
Le découpage de l’Irlande du Nord en circonscriptions électorales reprend en partie, comme j’ai dit, les comtés traditionnels. Faisons le tour du «beigne» dans le sens des aiguilles d’une montre en commençant par le haut (je suppose que les gens qui lisent ceci savent lire une montre; je m’excuse si j’ai un lectorat insoupçonné de la génération Y).
Dans le nord-est, on trouve le comté d’Antrim divisé en trois circonscriptions. Ensuite, quand on sait que Down est un comté traditionnel, on comprend mieux pourquoi les circonscriptions North Down et South Down ne sont pas collées, mais plutôt séparées par Lagan Valley et Strangford.
Au sud, le comté d’Armagh est divisé en deux. Pour des raisons qui m’échappent, mais peut-être liées à l’historique électoral qu’on verra plus loin, plutôt que d’utiliser les points cardinaux pour distinguer les deux circonscriptions, la portion septentrionale s’appelle Upper Bann (d’après une moitié de la rivière Bann) et la portion méridionale s’appelle Newry & Armagh (d’après les deux villes de la circonscription).
À l’ouest, le comté de Fermanagh n’est visiblement pas assez populeux pour former une circonscription à lui seul: il est donc combiné avec une partie du comté de Tyrone. Une autre portion de ce dernier forme une circonscription au nom de West Tyrone. Les territoires qui bordent le Lough Neagh dans le comté de Tyrone et celui de Londonderry au nord ont été combinés pour créer une circonscription au nom qui décrit sa position centrale dans l’ancienne province: Mid Ulster.
On termine avec Londonderry, le nom d’un comté mais aussi de la deuxième plus grande ville de l’Irlande du Nord. Les républicains l’appellent tout simplement Derry. La ville se retrouve dans la circonscription Foyle, du nom de la rivière qui y coule. Les portions du comté qui ne sont ni dans Foyle ni dans Mid Ulster se retrouvent dans East Londonderry.
Finalement, la capitale, Belfast, est la seule ville divisée en de multiples circonscriptions (aux noms très imaginatifs comme vous pouvez le constater sur la carte).
Historique électoral
Pour décrire l’historique électoral des deux dernières décennies dans la capitale, je procède une fois de plus dans le sens horaire en commençant en haut. Depuis 2001, le nord a toujours été unioniste; l’est a voté unioniste ou non sectaire; le sud a changé de mains entre partis unionistes et républicains; et l’ouest renvoie toujours des députés (pas de «e») républicains avec des majorités soviétiques (21 652 voix en 2017).
Pour le compte, on arrive à 1 circonscription unioniste, 1 républicaine et 2 qui changent de mains sur le plan constitutionnel.
Même exercice à l’extérieur de la capitale, cette fois en commençant par East Londonderry, toujours dans le sens horaire. Ces huit circonscriptions dans le nord-est du «beigne» votent toujours pour le bloc unioniste depuis 2001:
- East Londonderry;
- North Antrim;
- East Antrim;
- South Antrim;
- North Down;
- Strangford;
- Lagan Valley;
- Upper Bann.
Dans les six autres composant l’autre moitié du beigne, une seule a voté pour les deux blocs sur la même période de temps:
- South Down;
- Newry & Armagh;
- Fermanagh & South Tyrone (a voté unioniste en 2015);
- Mid Ulster;
- West Tyrone;
- Foyle.
En dehors de la capitale, la répartition est donc 8 circonscriptions unionistes, 5 républicaines et 1 qui peut changer de mains. À travers la nation constitutive, on obtient un total de 9 circonscriptions unionistes, 6 républicaines et 3 qui changent de mains sur le plan constitutionnel.
Encore des nouvelles couleurs à apprendre!
Si j’utilise le terme bloc, c’est bien évidemment parce qu’il y a plus d’un parti unioniste et plus d’un parti républicain. Et qui dit parti dit couleur pour représenter sur les infographies!
L’Irlande du Nord doit être une des rares régions du monde où aucun des principaux partis n’est représenté par la couleur rouge. On n’y retrouve pas de bleu royal non plus. Voici les partis qui ont représenté l’Irlande du Nord à Westminster depuis 2001 (avec leur couleur). Ils sont divisés en trois blocs en fonction de leur position constitutionnelle.
Bloc unioniste
- DUP (orange qui tire sur le rouge)
- On a déjà parlé du Parti démocrate unioniste (Democratic Unionist Party ou DUP) et de son soutien sans participation (confidence-and-supply agreement) au gouvernement conservateur de Theresa May en lien avec l’arithmétique parlementaire.
- Fondé durant les Troubles, il tient la ligne dure sur le plan constitutionnel. D’après le sondage, c’est le parti des deux tiers de l’électorat fortement unioniste.
- UUP (bleu poudre, ou fleur de lin?)
- Le Parti unioniste d’Ulster (Ulster Unionist Party ou UUP) est le vieux parti unioniste. Il obtient la faveur de plus de gens légèrement (slightly) unionistes que fortement (strongly) unionistes.
- La députée Lady Sylvia Hermon a quitté le parti en 2010 et représenté sa circonscription de North Down comme indépendante depuis. Elle ne se représente toutefois pas cette fois-ci.
Bloc neutre
- Alliance (jaune)
- Le Parti de l’Alliance d’Irlande du Nord (Alliance Party of Northern Ireland) a fait dans l’unionisme non sectaire avant . C’est le parti des gens neutres sur le plan constitutionnel, mais il attire aussi des modérés de part et d’autre.
Bloc républicain
- Sinn Féin (vert forêt)
- On a également déjà parlé de Sinn Féin et de sa politique abstentionniste, notamment en présentant l’arithmétique parlementaire. Anciennement soupçonné d’être le bras politique de l’IRA, le parti a la particularité d’opérer des deux côtés de la frontière qu’il ne reconnaît pas. C’est le parti des trois quarts de l’électorat fortement nationaliste.
- SDLP (vert émeraude)
- Le Parti social-démocrate et travailliste (Social Democratic and Labour Party ou SDLP) s’oppose à la politique abstentionniste de son rival républicain Sinn Féin. Fondé comme le DUP durant les Troubles, il attire toutefois davantage le segment modéré de son option.
Il y a aussi les verts mais, heureusement, ils ne détiennent aucun siège au Parlement de Westminster, parce qu’il y a tout de même une limite au nombre de teintes de vert qu’on peut distinguer! Ils tiennent sur le plan constitutionnel la même position que je considérerais caquiste que Alliance.
Les luttes à surveiller
Aux dernières élections, le DUP et Sinn Féin se sont débarrassés de leurs rivaux respectifs pour ramener la députation nord-irlandaise au bipartisme. À Westminster, on n’entendait donc que les voix du DUP et de la députée unioniste indépendante comme Sinn Féin ne s’y rend pas.
Les projections laissent toutefois entendre un retour au multipartisme. (J’ai d’ailleurs parlé de manière erronée d’une «entrée à Westminster de nouveaux partis» alors qu’il s’agit pour eux d’un retour. C’est ce qui arrive quand on veut introduire un sujet délaissé avant d’avoir eu le temps de faire ses recherches.) Le quotidien britannique The Independent a préparé un très utile topo de l’Irlande du Nord circonscription par circonscription. Voici ce que j’en ai retenu.
Même si South Belfast est la circonscription qui change de mains entre unionistes et républicains, The Independent soutient que la circonscription à surveiller à Belfast est en fait celle du nord, où le fils d’un républicain assassiné durant les Troubles, John Finucane, se présente pour Sinn Féin contre le leader parlementaire du DUP, Nigel Dodds, qui avait obtenu une majorité de 2081 voix en 2017. The Guardian l’a d’ailleurs présenté comme un des principaux challengers dans cette élection dans un portrait plus tôt dans la campagne.
Il semble que la course ne soit pas particulièrement serrée dans South Belfast: on s’attend à ce que le SDLP reprenne le siège des mains du DUP, qui l’avait gagné en 2017.
Dans East Belfast, la chef de l’Alliance, Naomi Long, tente de reprendre la circonscription qu’elle avait représentée de 2010 à 2015. Comme sa victoire priverait le DUP d’un siège, les deux partis républicains (de même que les verts!) lui laissent la voie libre. Ça ne risque pas d’être suffisant.
Finalement, on se souviendra que Sinn Féin domine la circonscription de l’ouest avec des majorités soviétiques.
À l’extérieur de la capitale, la circonscription qui peut pencher d’un côté comme de l’autre de la question constitutionnelle est détenue par la même députée du Sinn Féin depuis 2001, à l’exception de la période de deux ans entre les élections de 2015 et de 2017 où elle s’est retrouvée entre les mains du UUP. Comme par le passé, le DUP laisse la voie libre au UUP.
Du côté du bloc unioniste, on s’attend à ce que le DUP conserve tous ses sièges, à moins que le UUP cause la surprise dans South Antrim, surmontant le déficit de 3208 voix de la dernière élection. Le DUP est également favori pour prendre North Down que l’indépendante unioniste Lady Hermon a laissé vacante.
Du côté ouest, Sinn Féin devrait conserver tous ses sièges sauf Foyle, que le chef du SDLP tente de reprendre après que son parti l’ait perdu par seulement 169 voix en 2017.
C’est tout ce que j’ai le temps de préparer avant la publication du sondage de sortie des urnes à 17 heures chez nous. Pour la suite, ça se passera sur Twitter, à @primealurne.