Nouvelles étrangères

Quatre partis, deux blocs

À un mois du scrutin, de quoi ont l’air les sondages à l’échelle du Royaume-Uni?

Comme on peut le constater, l’année 2019 a amené beaucoup de chambardements dans l’opinion publique. Au début du graphique, soit les dernières élections générales, les deux partis de l’alternance du pouvoir (conservateurs bleus et travaillistes rouges) trônent presque sans partage, avec aucun autre parti dépassant la barre des 10%. Les libéraux démocrates (orange) se démarquent tout de même en étant les seuls au-dessus de 5%.

Sondages électoraux britanniques complétés jusqu'au 9 novembre 2019

Tories · Labour · LibDems · Brexit Party · SNP & Plaid Cymru · Verts · Independent Group for Change · UKIP

Source: Wikipedia

Nous passerons à travers les événements qui ont suscité ces changements une autre fois, mais on remarque à l’autre bout une nouvelle couleur qui se démarque: le turquoise du Brexit Party. C’est de lui dont il faut commencer à parler aujourd’hui si on veut parler du système partisan en Angleterre.

Deux blocs?

Comme on l’a vu hier, le Brexit Party se considère dans une Leave Alliance avec les conservateurs. C’est l’équipe des couleurs froides, où le plus gros parti est beaucoup plus gros que l’autre. On a aussi vu qu’énormément d’efforts sont mis en place pour empêcher la division du vote au sein de l’équipe des couleurs chaudes, où la différence entre les deux partis est moins grande.

Pourquoi je parle de couleurs chaudes et froides? Tout d’abord, la Remain Alliance exclut (ou plutôt n’inclut pas) Labour. Je ne connais pas les détails des négociations, alors je ne sais pas si le parti de Jeremy Corbyn a été exclu ou s’il s’est autoexclu.

Deux choses sont évidentes: Corbyn continue d’être loin de faire l’unanimité. Il est aussi certain que les états-majors du Labour et des LibDems ne s’entendent pas du tout. Est-ce que l’un explique l’autre? Aucune idée.

Pour illustrer à quel point les partis, dans hautes instances, s’haïssent la face, le candidat des libéraux démocrates dans Canterbury s’est retiré de peur d’empêcher la députée travailliste d’être réélue et de laisser passer la conservatrice au milieu. La marge de la victoire travailliste en 2017 était de moins de 200 voix, et les LibDems étaient allés en chercher plus de 4500 voix. Un bel exemple de «marginal» (c’est comme ça qu’on appelle les chaudes luttes électorales au UK) Lab-Con.

La décision du candidat a été applaudie par ceux et celles qui veulent promouvoir le vote stratégique. L’état-major des LibDems n’était pas du tout content, par contre. Plutôt que de demander à Labour d’en faire autant dans une des circonscriptions «marginales» Lib-Con, une porte-parole des LibDems a dit que le candidat serait remplacé pour permettre aux gens de Canterbury de «have a chance to vote for a Remain candidate». C’est déjà fait sur la page Wikipédia, d’ailleurs.

Labour, un parti Remain ou pas?

C’est l’autre raison pour laquelle je réfère aux équipes en fonction de la couleur des partis: on ne s’entend pas à savoir si Labour est un parti Remain ou pas.

Après des mois, des années de tergiversations, le Parti travailliste est aussi parvenu à un message clair sur Brexit. Par contre, il ne permet pas de le situer clairement dans la nouvelle division Leave/Remain de la politique britannique. Labour promet un second référendum après avoir négocié un nouvel accord qui donne une relation plus proche avec l’Union européenne.

L’ambiguïté demeure sur la position que prendrait le parti dans ce nouveau référendum. C’est pourquoi on se permet de ne pas les placer clairement dans le camp Remain. La faction Remain au sein du parti, toutefois, essayer de clarifier les choses en demandant aux personnes candidates de s’engager à appuyer Remain lors d’un second référendum. Au moment de mettre sous presse, 125 (sur 650 – 18 circonscriptions en Irlande du Nord) avaient signé.

Politique des blocs et scrutin uninominal à un tour

La politique des blocs (bloc politics) est une théorie d’analyse du comportement de l’électorat en science politique qui suppose que les mouvements entre les partis se font à l’intérieur d’un même bloc.

Même si l’étiquette Remain ne s’applique pas complètement à Labour, on remarque néanmoins un effet miroir entre la position des rouges et des oranges dans les sondages. On se sent donc justifier de dire que l’équipe des couleurs chaudes constitue un bloc. On voit d’ailleurs la même chose du côté des couleurs froides.

Sondages électoraux britanniques complétés jusqu'au 9 novembre 2019

Tories · Labour · LibDems · Brexit Party · SNP & Plaid Cymru · Verts · Independent Group for Change · UKIP

Source: Wikipedia

Le reste de ce billet résume l’argumentation de Leonardo Carella, candidat au doctorat en science po à l’université Oxford, publiée en anglais et en français avant l’annonce de la Leave Alliance unilatérale.

En gros, il examine deux règles d’application de la politique des blocs dans un mode de scrutin uninominal à un tour:

  • un bloc dont le vote est davantage concentré entre les mains d’un parti est avantagé;
  • un bloc dont le vote est spécialisé sur le plan géographique (les partis du bloc sont forts à différents endroits) est avantagé.

Le vote est divisé dans les deux équipes. Le bloc des couleurs froides est avantagé par la première règle, mais le bloc des couleurs chaud est avantagé par la deuxième.

Division du vote traditionnelle

On l’a dit: la différence dans les intensions de vote entre Labour et LibDems (bloc des couleurs chaudes) est plus petite que celle entre Tories et Brexit Party. Si le vote était distribué également entre les partis d’un même bloc dans chaque circonscription, que seule la taille de l’électorat total de chaque bloc changeait, les Tories gagneraient même dans des circonscriptions où le bloc des couleurs chaudes était plus fort en récupérant une proportion plus grande du vote pour les couleurs froides.

C’est la traditionnelle crainte envers la division du vote. Leonardo Carella l’illustre avec une simulation de 100 circonscriptions parfaitement réparties entre 25% Remain-75% Leave et l’inverse. Dans la simulation, les conservateurs récupèrent les deux tiers des voix Leave et que le vote Remain est divisé 52% à Labour et 48% aux LibDems (pour éviter les égalités).

Dans la simulation, même si dans 50 circonscriptions il y a plus de personnes qui ont voté Remain, les conservateurs gagnent dans un total de 63 circonscriptions: les 50 circonscriptions où le vote Leave est gagnant plus 13 circonscriptions Remain où la division du vote entre Labour et LibDems fait en sorte que les conservateurs terminent avec plus de voix en concentrant davantage des votes Leave.

Spécialisation géographique du vote

On pense moins souvent à la deuxième règle. La division du vote est problématique lorsque les partis d’un même bloc sont forts aux mêmes endroits, lorsque le vote de l’un est corrélé positivement avec l’autre. C’est le cas du Brexit Party et des conservateurs.

Résultats des conservateurs en fonction de ceux du Brexit Party aux élections européennes de 2019
Source: Leonardo Carella, «Bloc politics: a split Remain vote may not equal a large Conservative majority», The UK in a Changing Europe, 7 October 2019.

Dans le graphique ci-contre, chaque point représente une des 373 entités locales du Royaume-Uni utilisées comme aires de vote lors des élections européennes. Il est placé sur l’axe vertical en fonction du résultat des conservateurs lors des élections de ce printemps, qui variait 2% et 18%. Sur l’axe horizontal, il est placé en fonction du résultat du Brexit Party à la même élection, qui oscillait entre 5% et 60%.

La couleur de chaque point est déterminé par le pourcentage des voix obtenus par l’option Leave au référendum de 2016. Comme on le voit sur l’échelle à droite, on passe du jaune Remain au mauve Leave.

La droite de régression nous permet de constater que les entités locales où le Brexit Party avait les meilleurs résultats ont aussi tendance à être celles où les conservateurs ont les leurs.

Dans le bloc des couleurs chaudes, toutefois, il y a une plus grande spécialisation du vote: là où il y a plus de votes pour Labour, il y en a moins pour les LibDems alors qu’à d’autres endroits c’est l’inverse.

Résultats des travaillistes en fonction de ceux des libéraux démocrates aux élections européennes de 2019
Source: Leonardo Carella, «Bloc politics: a split Remain vote may not equal a large Conservative majority», The UK in a Changing Europe, 7 October 2019.

Encore une fois, chaque point représente une des mêmes 317 entités locales, mais cette fois en fonction des résultats des travaillistes sur l’axe vertical (entre 2% et 48%) et les libéraux démocrates sur l’axe horizontal (entre 5% et 53%).

Dans ce graphique, toutefois, là où Labour est fort (haut du graphique), les LibDems sont plutôt faibles (gauche du graphique). À l’inverse, là où les LibDems sont forts (droite du graphique), Labour est beaucoup plus faible (bas du graphique).

Cette spécialisation géographique du vote présente dans le bloc des couleurs chaudes se vérifie aussi dans les deux dernières élections générales, celles de 2015 et de 2017.

Résultats des travaillistes en fonction de ceux des libéraux démocrates aux élections générales de 2015
Source: Leonardo Carella, «Bloc politics: a split Remain vote may not equal a large Conservative majority», The UK in a Changing Europe, 7 October 2019.
Résultats des travaillistes en fonction de ceux des libéraux démocrates aux élections générales de 2017
Source: Leonardo Carella, «Bloc politics: a split Remain vote may not equal a large Conservative majority», The UK in a Changing Europe, 7 October 2019.

La pente de la droite de régression est encore une fois négative (descendante).

Quelles sont ces différences régionales qui déterminent si ce sont les travaillistes ou les libéraux démocrates qui dominent dans le bloc des couleurs chaudes?

Ça, ça devra attendre à un prochain billet.

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