J’ai terminé le dernier billet en rappelant que, grâce au fameux mode de scrutin uninominal à un tour (first-past-the-post), ce ne sont pas seulement quatre courses différentes dans les quatre nations constitutives qui se passent dans cette élection britannique, ou même sept si on divise l’Angleterre en quatre comme je l’ai fait dans le dernier billet, mais bien 650 courses.
Tous les commentateurs et commentatrices le disent: l’enjeu de l’élection, c’est de savoir si Boris Johnson pourra diriger un gouvernement majoritaire, et ainsi faire passer l’entente qu’il a négociée pour sortir de l’Union européenne. Autrement, ça va devenir assez compliqué pour lui.
Les libéraux démocrates ont dit être prêts à travailler avec quiconque remettra la décision entre les mains de l’électorat en organisant un référendum sur son entente. C’est déjà la position que défend le Parti travailliste. Il est difficile de croire que le Parti conservateur pourrait y consentir, même si c’est la seule voie pour lui permettre de garder le pouvoir.
Vous avez peut-être déjà vu les Brexit diagrams de Jon Worth, ces flow charts qui où une probabilité est attribuée à chaque événement ou résultat, ce qui permet de calculer une probabilité globale pour un résultat final. À l’aide de ce procédé, il avait déterminé que les résultats les plus probables étaient une élection générale avant la fin de l’année. C’est effectivement ce qu’on est en train de vivre.
Jon continue avec une quatrième série de diagrammes, cette fois pour déterminer ce qui risque de se produire après l’élection. Entrons avec lui dans l’arithmétique parlementaire.
Arithmétique parlementaire
Rappelons-nous comment se répartissent géographiquement les 650 sièges.
Pays
Nb de circonscriptions
Angleterre
533
Écosse
59
Pays de Galles
40
Irlande du Nord
18
TOTAL
650
La majorité est donc théoriquement de 326.
D’autres faits à noter quand on réfléchit à l’arithmétique parlementaire britannique sont illustrés (mais invisibilisés) dans la représentation suivante de la Chambre des communes, tant celle élue en 2017 que celle à la dissolution.
Si vous vous amusez à compter tous les ti-points ou à additionner les nombres de sièges, vous constaterez qu’il n’y en a pas 650 de représenter, mais bien 642: il manque donc 8 sièges.
Ceux et celles qui ne votent pas
Tout d’abord, les Britanniques ont cette habitude particulière de ne pas compter le président de la Chambre dans les résultats, parce qu’il est considéré comme non partisan.
Ainsi, les partis de l’alternance du pouvoir, les Tories et Labour, présentent des candidatures dans toutes les circonscriptions de la Grande-Bretagne —donc Angleterre, pays de Galles et Écosse— exception faite de Chorley dans le Lancashire (nord-ouest de l’Angleterre). C’est la circonscription de Lindsay Hoyle, le nouveau président de la Chambre (oui, Lindsay est aussi un nom de gars au Royaume-Uni… posez-moi pas de questions…).
Les trois partis qui prétendent au pouvoir (j’inclus les LibDems) lui laissent la voie libre, mais un vert et un indépendant se présentent contre lui. Son affiliation est inscrite comme étant «Speaker seeking re-election» («président qui tente de se faire réélire»).
Donc ça explique un siège manquant. Et les sept autres? On les voit sur cette carte des résultats de 2017, en vert forêt en Irlande du Nord (trop de partis pour trop peu de couleurs…).
Ces circonscriptions ont été remportées par le Sinn Féin, un parti républicain (qui prône donc la réunification de l’Irlande). Il opère d’ailleurs également au sud de la frontière sans douane, en République d’Irlande. Il gagne toujours des sièges aux élections britanniques, mais n’envoie pas de députation à Westminster (la métonymie qui désigne le Parlement britannique).
La visualisation de la Chambre des communes ci-dessus présente donc uniquement les député·e·s qui votent? Pas tout à fait. Parmi celles et ceux représentés, il y en a trois qui ne voteront pas non plus. En effet, le président de la Chambre est assisté de trois adjoints, qui s’abstiennent comme lui.
Majorité parlementaire
Pour opérer un gouvernement majoritaire, le nombre de courses que doivent gagner les conservateurs dépend du nombre que le Sinn Féin gagnera. À la dernière législature, sept des 18 sièges d’Irlande du Nord étaient tenus par ces abstentionnistes. Les sites de projection Electoral Calculus et Forecast UK prévoient respectivement 7 sièges et entre 3 et 6 sièges.
Au plus bas, 7 personnes élues à la Chambre des communes ne voteraient pas dans la prochaine législature. Au plus, ce serait le statu quo, avec 11 qui ne votent pas. Si on soustrait ces abstentions des 650 sièges, on obtient une majorité fonctionnelle qui se situerait entre 320 et 322. Les conservateurs doivent faire élire deux personnes de plus, qui deviendront adjoints au président (le troisième viendra du rang des travaillistes, comme le président).
Pour être sûrs et certains de pouvoir faire passer leur entente, les conservateurs devraient donc gagner dans au moins 324 circonscriptions.
Le plus récent diagramme de Jon
Voyons comment Jon envisage les choses.
Il divise les possibilités selon trois cas de figure en fonction des résultats des conservateurs.
Cas de figure
Sièges conservateurs
Gouvernement conservateur majoritaire
320 ou plus
Gouvernement minoritaire compliqué
entre 300 et 319
«Victoire» pour Labour
299 ou moins
Vous aurez peut-être remarqué que je suis donc en désaccord avec le chiffre précis que met Jon sur le gouvernement conservateur majoritaire. Je lui en ai parlé sur Twitter, et il m’a répondu que c’est parce que le Parti unioniste démocrate (Democratic Unionist Party ou DUP) s’abstiendrait.
Lorsque Theresa May avait perdu sa majorité en lançant l’élection anticipée de 2017, le DUP a obtenu 10 des 18 sièges nord-irlandais et lui a offert son soutien sans participation (confidence-and-supply agreement). Ils se sont pas mal fait avoir —pour rester polie— par Johnson lorsqu’il a négocié l’entente pour sortir de l’Union européenne.
Et donc au final?
Les deux cas de figure aux extrémités (320 sièges conservateurs ou plus, ou encore 299 sièges conservateurs ou moins) mènent directement à deux résultats opposés sur l’enjeu du Brexit: l’adoption avant le 31 janvier 2020 de l’entente négociée avant le déclenchement de l’élection ou un deuxième référendum qui ne pourra pas se tenir avant l’été 2020.
Entre les deux, divers jeux de coulisses pourraient augmenter les chances qu’un ou l’autre de ces résultats se produisent. Néanmoins, si les conservateurs gagnent entre 300 et 319 sièges, on risque surtout de voir perdurer l’impasse.
On parle peu de ces possibilités parce qu’à l’heure actuelle les maisons de sondage et les preneurs de paris s’entendent pour dire que les conservateurs risquent d’obtenir une confortable majorité le 12 décembre.
C’est pourquoi l’attention est si dirigée vers le vote stratégique, pour faire mentir les projections, toujours difficiles à faire dans un paysage mouvant et un mode de scrutin uninominal à un tour.
Vote stratégique
Ipsos MORI a trouvé dans son sondage mené du 15 au 19 novembre qu’il y avait plus d’appétit pour le vote stratégique à cette élection que lors des deux dernières élections générales: 14% de l’électorat a l’intention de voter pour un parti qui permettra de battre le parti honni plutôt que pour celui qui représente le mieux son point de vue, contre 11% et 10% respectivement lors des élections de 2017 et 2015.
Notons que c’est une question de sondage qui gagnerait à être intégrée au Québec et au Canada dans certaines élections.
C’est l’autre projet de Jon, un Anglais qui vit à Berlin, un ancien travailliste qui s’implique chez les verts en Allemagne: un ardent Remainer on devinera. Il a préparé le 2019 UK General Election Tactical Voting Guide, qu’il met à jour quelques fois par semaine.
Trop de chefs, pas assez d’indiens?
(Est-ce que je peux dire ça?)
Jon part des cinq (oui, cinq!) outils de vote stratégique:
Un site, Compare the Tacticals, permet de les comparer de même que les deux du côté Brexit (un de plus que la dernière fois que j’avais vérifié!). On y voit aussi les résultats aux élections précédentes et les changements de consigne.
Les différences dans leur posture (anti-Brexit, anti-conservateur ou pour un deuxième référendum) influencent leurs consignes dans les circonscriptions où avaient été élus des personnes qui ne se représentent pas cette fois sous la bannière conservatrice. Si ce sont d’ardents Remainers, les sites anti-Brexit et pour un deuxième référendum peuvent les appuyer. Les deux autres ne voudront pas.
Par exemple, Anna Soubry se représente dans Broxtowe, dans le Nottinghamshire dans les Midlands. Elle a été élue comme conservatrice avec une majorité de moins de 900 voix, 2,6 fois moins que ce qu’ont obtenu les libéraux démocrates.
Get Voting (anti-Brexit) et People’s Vote n’hésitent pas à donner la consigne de voter pour elle comme elle a beaucoup mobilisé pour un deuxième référendum. Toutefois, tactical.vote (anti-Tory) suggère plutôt de voter pour Labour.
Le guide de vote stratégique de Jon
Heureusement, les cinq sites s’entendent dans la vaste majorité des circonscriptions. Dans celles où ce n’est pas le cas, Jon a passé en vue les données disponibles. Un de ses objectifs est clairement de contrer l’argument que le vote stratégique est inefficace parce que les consignes sont divergentes.
Dans sa mise à jour du 21 novembre, il a trouvé dans les 573 sièges en Angleterre et au pays de Galles que 76% des consignes concordaient entre les cinq sites.
Consignes concordantes
Consignes discordantes
Châteaux-forts conservateurs
Cas complexes
Consigne proposée
Encore trop tôt
436
75
52
10
Jon a passé au peigne fin chacun des 62 cas complexes et détaille son analyse avant de donner sa recommandation. Broxtowe est un des dix cas encore trop complexes pour lequel il n’est pas encore prêt à donner une recommandation.
Pour l’Écosse et l’Irlande du Nord, il refait l’analyse. Ce sera une bonne occasion de couvrir le système dans chacune de ces nations.
Et, comme on l’a suggéré sur Twitter, pourquoi pas en faire un diagramme? C’est un bel exemple d’une initiative qui s’insère dans ce qui se fait d’autre plutôt que de tenter de recommencer à zéro.