Réaction

Jeunes, vertu et abstention

Jeudi était jour de débat, mais c’était aussi le jour où s’est tenu un colloque sur les jeunes et le/la politique. Dans ce cadre, La Presse a diffusé un sondage Ipsos concernant uniquement les jeunes de 18 à 25 ans (la catégorie habituelle est 18 à 35 ans).

Participation électorale des jeunes

Nous avons parlé il y a deux semaines des divergences entre Léger et Mainstreet concernant les intentions de vote chez les jeunes. Le sondage de cette semaine ne comportait pas de question sur les intentions de vote, mais plutôt sur l’intérêt envers la campagne, l’intention d’aller voter (sans demander pour qui) et les enjeux les plus importants.

Ce qui m’a marqué, c’est que 81% des jeunes sondés disaient avoir l’intention d’aller voter1.

Il n’y aurait donc pas de différences à prévoir selon l’âge en termes de participation électorale? En août, Léger avait trouvé que 79% des personnes qui leur ont répondu étaient «certaines» d’aller voter2. (C’est pas exactement la même question, comme faisait remarquer Martin Leduc3, mais les résultats sont tout de même comparables.)

Ça surprend parce qu’on décrie depuis longtemps le problème de la participation électorale épouvantablement basse des jeunes. En 1985, un peu moins des deux tiers des moins de 25 ans ont voté tandis que c’était les trois quarts de la population totale. En 2008, c’était moins de 40% des moins de 25 ans (contre 57% pour l’ensemble de la population ayant droit de vote)4.

Merveilleux! Le problème du décrochage des jeunes serait réglé!

Or is it?

J’ai plutôt l’impression qu’une partie de ces jeunes sont soit remplis de bonnes intentions, soit qu’ils connaissent la bonne réponse et c’est ça qu’ils répondent. (Un peu comme quand le dentiste nous demande si on passe la soie dentaire à tous les jours.)

C’est ce qu’a répondu aussi Sébastien Dallaire, premier vice-président et directeur général pour le Québec chez Ipsos:

Les sondages surestiment l’intention d’aller voter depuis…toujours. Peu importe l’âge.  Il y a une question de désirabilité sociale, mais aussi les gens peuvent avoir “l’intention” d’y aller, mais sans forte conviction et ne se déplacent pas le jour j5.

Quand il parle de «désirabilité sociale», il parle de savoir c’est quoi la bonne réponse.

Sondages et participation électorale

Comme Sébastien Dallaire dit, ce ne sont pas que les jeunes: c’est connu, les gens votent davantage dans les sondages que dans la vraie vie. En fait, je devrais dire que c’est documenté.

Dans un sondage post-électoral, en 2012, 90% des personnes sondées ont répondu avoir voté6. Le taux de participation provincial, toutefois, était de 75%. Un sondage post-électoral de 2008 a été complété par 74% de personnes qui disaient avoir voté alors que le taux de participation avait été de 57%7.

Les chercheurs de 2012 écrivent que c’est «parce que les abstentionnistes sont moins enclins à répondre aux sondages.» Pierre Drouilly, un sociologue qui commentait les résultats du sondage post-électoral de 2008, semble plus d’avis que c’est une question de «bonne réponse»:

Cette sous-estimation du taux de participation est probablement le reflet d’un discours social normatif, moraliste et réprobateur sur le “mauvais citoyen” qui néglige son “devoir démocratique”, alors qu’ailleurs dans le monde, “des gens meurent pour acquérir le droit de voter”8

Il pense donc que les personnes qui répondent aux sondages «manque de sincérité», plutôt que de conclure que les abstentionnistes ne répondent pas au sondage.

Il serait en fait théoriquement possible de vérifier si les personnes sondées mentent ou pas: les abstentionnistes sont le seul groupe de l’électorat auxquelles on peut attacher des données nominatives.

Les «feuilles de bingo»

Le vote est secret (au grand dam d’organisateurs et d’organisatrices comme moi), donc on ne pas savoir avec certitude qui vote CAQ, QS ou Bloc Pot: il faut demander, et les gens ont droit de mentir ou de ne pas répondre.

Sauf que vous avez remarqué, quand vous allez voter, qu’on barre votre nom de sur la liste électorale? C’est pour s’assurer que vous ne reveniez pas voter une deuxième fois. Mais ça veut quand même dire qu’on sait qui a voté et qui n’a pas voté (avec nom, adresse et date de naissance).

Les partis bien organisés utilisent cette information les jours de scrutin (vote par anticipation et le «vrai» jour d’élection) pour savoir qui, parmi les personnes qui les appuient, appeler et rappeler —et rappeler encore!— parce qu’ils et elles ne seraient pas encore aller voter.

Pour y arriver, chaque parti a des runners dans chaque circonscription où il fait sortir son vote. Ces personnes font en voiture ou à vélo la tournée de tous les bureaux de scrutin à chaque heure pour aller chercher les «feuilles de bingo». Celles-ci donnent les numéros d’électeur des personnes qui ont voté depuis la dernière feuille.

On les appelle des «feuilles de bingo» parce que, dans le bon vieux temps que je suis assez vieille pour avoir connu, les directions de scrutin ne fournissaient pas cette information.

Les partis postaient donc des bénévoles à chaque table avec une liste de personnes qui les appuyaient: la fameuse «feuille de bingo». Le personnel électoral donnait le numéro de la personne qui se rendait dans l’isoloir et, quand comme bénévole tu avais ce numéro sur ta feuille, tu criais «bingo!» (intérieurement).

Dans ce bon vieux temps, donc, les runners faisaient la tournée pour ramasser les feuilles de bingo de chaque bénévole de son parti dans chaque bureau de scrutin. Ça faisait beaucoup de va-et-vient et prenait beaucoup d’énergie bénévole pour nourrir la machine à faire sortir le vote!

Différentes sortes d’abstentionnistes

Tout ça pour dire que si les partis savent qui a voté et qui n’a pas voté, les membres de la communauté de recherche universitaire devraient pouvoir le savoir aussi. Il y a sans doute des enjeux de confidentialité qui font en sorte qu’ils n’utilisent pas cette source d’information.

Dans l’article cité ci-dessus, Drouilly a néanmoins caché une typologie intéressante de l’abstentionnisme dans une note de bas de page:

  • l’abstentionnisme «forcé»;
  • l’abstentionnisme «structurel»;
  • l’abstentionnisme «conjoncturel»9.

Abstentionnisme «forcé»

C’est ainsi que Drouilly désigne les personnes qui voulaient aller voter, mais ont eu un empêchement de dernière minute. Il évalue que ça explique l’abstentionnisme de 5% de l’électorat, parce que «c’est le taux qu’on observe dans les pays où le vote est obligatoire».

Le plus intéressant, pour moi, est que c’est exactement le même taux qu’ont trouvé les chercheurs de 2012, sans utiliser le terme! En effet, en construisant le questionnaire du sondage post-électoral, ils sont procédé à une expérience (une information qu’eux aussi ont caché dans une note de bas de page10).

Pour la moitié des personnes sondées, le choix de réponse était binaire (avez-vous voté? oui/non).

L’autre moitié avait quatre choix:

  • «je n’ai pas voté»;
  • «je voulais voter mais je ne l’ai pas fait»;
  • «d’habitude je vote mais je n’ai pas voté cette fois»; et
  • «je suis certain d’avoir voté à cette élection».

Sans surprise, des choix de réponse différents donnent des résultats différents:

Le pourcentage d’abstentions est légèrement plus élevé (5 points) quand on offre aux gens la possibilité de dire qu’ils n’ont pas voté cette fois mais que la chose n’est pas coutume.

Ça ressemble pas mal à la définition de l’abstentionnisme forcé de Drouilly.

Abstentionnisme «structurel»

Drouilly s’étend peu sur ce type d’abstentionnisme:

c’est un abstentionnisme d’origine sociologique, qui est le fait de populations défavorisées au plan économique, culturel et politique. Il est aussi le fait de populations en situation d’anomie sociale et (ou) d’isolement géographique.

C’est ce qui expliquerait donc que les habitations à loyer modique (HLM) votent peu, même lorsque les partis tentent spécifiquement de rejoindre les populations défavorisées qui y vivent. (L’équipe de Françoise David avait été déçue de constater que ses efforts particuliers n’avaient pas été récompensés dans Gouin en 2008.)

Si l’abstentionnisme «forcé» est donc temporaire pour une personne donnée, l’abstentionnisme «structurel» serait difficile à changer sans améliorer les conditions de vie des personnes qu’il affecte:

C’est l’abstentionnisme structurel qui explique que certaines circonscriptions votent toujours moins que la moyenne: ce sont généralement des circonscriptions défavorisées dans les centres urbains comme le Centre-Sud de Montréal (Hochelaga-Maisonneuve, Sainte-Marie-Saint-Jacques, Saint-Henri-Sainte-Anne), ainsi que certaines circonscriptions éloignées (en Gaspésie, en Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord).

Drouilly évalue l’abstentionnisme «structurel» à environ 10%-15% parce que «dans le meilleur des cas les taux de participation ont de la difficulté à dépasser les 80%».

Abstentionnisme «conjoncturel»

C’est le type d’abstentionnisme qui intéresse le plus Drouilly parce qu’il croit que c’est lui qui fluctue d’élection en élection: il dit qu’il «origine du contexte de chaque consultation».

À une élection donnée, des électeurs peuvent s’abstenir davantage, soit qu’ils ne trouvent pas de parti à leur goût (c’était le cas des électeurs souverainistes aux élections fédérales avant l’apparition du Bloc québécois); soit qu’ils soient en rupture avec leur parti naturel, mais pas au point de voter pour l’adversaire; soit encore que l’enjeu de la consultation leur soit indifférent.

Drouilly, dans son article, analyse les quatre élections qui se sont déroulées entre 1998 et 2008. En 2007 et 2008, le taux de participation a connu une chute spectaculaire. C’est d’ailleurs pourquoi le Directeur général des élections du Québec avait mandaté la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires pour étudier «Les motifs de la participation électorale au Québec: Élection de 2008», une enquête citée ci-dessus.

Nous reviendrons à l’hypothèse principale de Drouilly et aux changements au taux de participation dans la dernière décennie. Un indice: Bryan Breguet en parle dans ce billet sur des ajustements qu’il a apportés à son modèle.

Notes

  1. «Les jeunes et la campagne électorale». Ipsos, 13 septembre 2018, p. 5.
  2. «La politique provinciale au Québec». Léger, 18 août 2018, p. 37.
  3. Leduc, Martin. «Ça semble assez élevé en effet, mais entre avoir l’intention d’aller voter et être certain d’aller voter, il y a quand même une certaine difference. C’est toutefois encourageant.» Tweet. @DecimalTurn, 13 septembre 2018.
  4. Gélineau, François et Ronan Teyssier. «Le déclin de la participation électorale au Québec, 1985-2008». Cahiers de recherche électorale et parlementaire. Québec: Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires, août 2012, Annexe 4, p. 51.
  5. Dallaire, Sébastien. Tweet. @sdallaire73, 14 septembre 2018.
  6. Blais, André, Carol Galais, et François Gélineau. «La participation électorale». Dans Les Québécois aux urnes: Les partis, les médias et les citoyens en campagne, 179‑89. Paramètres. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 182.
  7. Gélineau, François et Alexandre Morin-Chassé. «Les motifs de la participation électorale au Québec: Élection de 2008». Cahiers de recherche électorale et parlementaire. Québec: Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires, novembre 2009, p. 2.
  8. Drouilly, Pierre. «La structure des appuis aux partis politiques québécois, 1998-2008». Dans Les partis politiques québécois dans la tourmente: Mieux comprendre et évaluer leur rôle, 131‑68. Québec: Presses de l’Université Laval, 2012, p. 135n2.
  9. Drouilly, Pierre. «La structure des appuis aux partis politiques québécois, 1998-2008». Dans Les partis politiques québécois dans la tourmente: Mieux comprendre et évaluer leur rôle, 131‑68. Québec: Presses de l’Université Laval, 2012, p. 135n1.
  10. Blais, André, Carol Galais, et François Gélineau. «La participation électorale». Dans Les Québécois aux urnes: Les partis, les médias et les citoyens en campagne, 179‑89. Paramètres. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 182n4.

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