Réaction

Société distincte, satire et science politique

À mon humble avis, c’est Peter Taylor dans le Beaverton, un site de nouvelles satirique pan-canadien, qui a le mieux remis en perspective l’élection de lundi1:

After decades of claiming to be a society distinct from the rest of North America, Quebec went and did the same damn thing as Ontario and the USA […] electing to a majority a party of xenophobic right wing populists2.

Certes, la Coalition avenir Québec (CAQ) est moins ouvertement xénophobe que Donald «Mexicans are rapists»3 Trump. On note toutefois la même frustration à être contraint par les tribunaux dans l’ouverture du premier ministre désigné François Legault à utiliser la clause dérogatoire, à l’instar du premier ministre ontarien Doug Ford.

En Ontario, la manœuvre avait pour objet de réduire le nombre de sièges au conseil municipal de Toronto4. Au Québec, Legault a soulevé dès sa première conférence de presse, au lendemain de l’élection, la possibilité de s’en servir pour interdire aux gens en position d’autorité de porter des symboles religieux5.

Société distincte?

Si le Québec se joint à ses voisins anglophones en élisant un populiste de droite, il se distingue néanmoins en ce que son nouveau premier ministre n’appartient pas à l’un des deux partis qui s’échangent le pouvoir depuis les années 70.

Caricature de Pascal dans Le Devoir pour le 3 octobre 2018: Comment ça, «les vieux partis»?
Source: Pascal. Le Devoir. 3 octobre 2018.

Ça n’en fait pourtant pas une société distincte à l’échelle occidentale: on a observé la chute des «vieux partis» en France, en Allemagne, en Suède et aux Pays-Bas. Le phénomène n’est néanmoins pas universel en Occident. Il existe notamment des contre-exemples anglo-saxons.

En Australie et en Nouvelle-Zélande, les partis travaillistes (Labour Party), partis traditionnels du centre-gauche, ont augmenté leurs appuis aux dernières élections. Au Royaume-Uni, tant les travaillistes que les conservateurs ont obtenu une plus grande part du vote populaire, quoique seuls les travaillistes ont augmenté leur nombre de sièges.

Où s’inscrit l’élection québécoise dans le contexte occidental? Ce qui nous semble sans précédent le demeure-t-il lorsqu’on compare notre nouvelle donne à la situation en France et en Allemagne, par exemple?

Dans cet esprit, j’aborderai tout d’abord la monté de l’extrême droite et la chute des partis traditionnels dans ces deux pays européens. Ensuite, je vous présenterai ce que les politologues ont à dire sur la reconfiguration de l’espace politique en France. Pour conclure, j’amorce une analyse analogue de la situation au Québec.

Montée de l’extrême droite?

Marine Le Pen, chef du parti de l’extrême-droite en France —le Front national récemment renommé Rassemblement national— a salué la victoire caquiste sur Twitter en partageant une capture d’écran d’un article du Parisien:

Contrairement à ce que serinaient les libéraux immigrationnistes béats, les Québécois ont voté pour moins d’immigration. La lucidité et la fermeté face au défi migratoire est le point commun des élections de quasiment tous les pays du monde confrontés à cet enjeu6.

Legault n’a toutefois pas apprécié l’accolade virtuelle du personnage honnis de la politique française:

Je rejette toute association avec Mme Le Pen. Les Québecois sont accueillants et généreux. Nous allons accueillir des milliers d’immigrants chaque année, mais nous allons le faire d’une façon qui favorise l’intégration. On va en prendre moins, mais on va en prendre soin7.

On suppose que la CAQ ne s’imagine pas non plus cousine du parti d’extrême-droite allemand Alternative für Deutschland (Solution de rechange pour l’Allemagne), qui avait atrocement conjugué natalisme et xénophobie dans cette publicité sur fond de musique rock:

Merkel sagt, wir brauchen die Einwanderer. Wir sagen: „Neue Deutsche?“ Machen wir selber8.

On pourrait ajouter le Brexit aux manifestations de la montée de l’extrême-droite en Europe, quoique les résultats ont été presque aussi serrés qu’au référendum québécois de 1995.

Je ne crois toutefois pas que l’élection de la CAQ participe du même phénomène. D’après Xavier Camus, l’extrême-droite québécoise serait plutôt au parti Citoyens au pouvoir, qui a obtenu 0,34% grâce à ses 56 candidatures9.

Chute des partis traditionnels

Là où le résultat de lundi s’inscrit dans une mouvance occidentale, selon moi, est en matière de chute des partis traditionnels.

Un parti de droite —l’Action démocratique du Québec (ADQ), remplacée par la CAQ, en mauve— et ensuite un parti de gauche —Québec solidaire, en orange— ont émergé avec suffisamment d’importance sur la scène provinciale pour mener à la chute des partis centristes.

En 2007, l’ADQ a été élue opposition officielle, reléguant le Parti québécois (PQ) à la troisième place. C’était une première brèche. Plus d’une décennie plus tard, Québec solidaire sortait des confins de l’est de Montréal et faisait élire un total de 10 personnes députées, soit une de plus que le PQ.

Au Québec, les partis centristes que sont le PQ (centre-gauche) et le Parti libéral du Québec (centre-droit) avaient également la particularité d’être les garants des pôles opposés —respectivement souverainiste et fédéraliste— sur la question nationale, qui a été centrale depuis la première élection du PQ.

Der Untergang

En Allemagne, les partis traditionnels sont, au centre-gauche, les sociaux-démocrates (Sozialdemokratische Partei Deutschlands ou SPD) et, à droite, les chrétiens démocrates d’Angela Merkel (la Christlich Demokratische Union ou CDU) et son pendant bavarois, la Christlich-Soziale Union ou CSU.

Il existe également un parti de centre-droit, les libéraux démocrates (Freie Demokratische Partei ou FDP), mais il n’a jamais obtenu plus de 15% depuis 1949.

L’Allemagne utilise un mode de scrutin proportionnel mixte compensatoire avec un seuil minimal de 5% pour obtenir des sièges. Cela signifie que tous les partis qui obtiennent au moins 5% des voix reçoivent une proportion de sièges presque identiques à la proportion des voix obtenues.

C’est le système que les partis d’opposition, incluant la CAQ, s’étaient engagés à implanter.

L’utilisation d’un mode de scrutin proportionnel depuis 1949 (du moins en Allemagne de l’Ouest) n’a pas empêché l’alternance du pouvoir entre deux partis de gouvernement, parfois alliés à des petits partis, d’autres fois ensemble en «grande coalition».

Dans le graphique ci-dessous, la ligne noire montre les résultats combinés des chrétiens démocrates et chrétiens sociaux (CDU/CSU) et la ligne rouge, les résultats des sociaux démocrates (SPD). Pour ces partis, les pourcentages représentent tant la proportion du vote populaire que la proportion de sièges.

Les libéraux démocrates (ligne jaune) n’ont pas atteint le seuil de 5% en 2013 et donc n’ont pas eu de députation fédérale pendant quatre ans, mais ils sont de retour depuis 2017.

Résultats électoraux en Allemagne depuis 1949
Source: San Jose et Flone (vectorisation). 2 octobre 2009. Wikimedia Commons.

En arrière-plan, on retrouve les couleurs des coalitions. En haut, on constate qu’elles ont toujours inclus au moins un des deux mêmes grands partis. Dans le dégradé qui suit en descendant, on voit les couleurs de leur(s) partenaire(s). Les noms des partis participant au gouvernement sont également indiqués au milieu du graphique.

On constate que les deux grands partis chutent tranquillement depuis le milieu des années 1980, comme au Québec. Au final, en 2017, CDU/CSU ont obtenu leur pire score depuis 1953 et le SPD, depuis au moins 1949.

Contrairement au Québec, cet effondrement des grands partis ne s’est toutefois pas traduit par la prise de pouvoir d’un autre parti. Alternative für Deutschland, l’extrême-droite, est néanmoins arrivé troisième (ligne bleue).

Des partis de gouvernement devenus tiers partis, on en trouve toutefois en France.

Fin du bipartisme

Logo du Parti socialiste (France)

Logo du Labour Party (Royaume-Uni)

En France, les partis traditionnels sont le Parti socialiste ou PS (centre-gauche) et une entité qui a beaucoup changé de nom au cours des dernières années, maintenant appelée Les Républicains (droite). L’emblème du PS est la rose, tout comme le Labour Party au Royaume-Uni.

Comme en Allemagne, le centre-droit est représenté en France par de plus petits partis comme le Mouvement démocrate (MoDem) de François Bayrou et l’Union des démocrates et indépendants (UDI) de Jean-Louis Borloo.

Les élections françaises se font en deux tours. Toutes les candidatures se présentent au premier tour. Au second tour de l’élection présidentielle, l’électorat n’a le choix qu’entre les candidatures qui se sont classées première et deuxième au premier tour10.

Jean-Marie Le Pen devant une affiche de sa fille Marine Le Pen
Source: MaxPPP/Nice Matin/Cyril Dodergny. Publié sur la page de Domenach, Hugo. «Jean-Marie Le Pen, le boulet du FN?». Histoires politiques. France Inter, 30 avril 2015.

La fracassante apparition du Front national (FN) sur la scène nationale en France s’est faite en 2002: Jean-Marie Le Pen, le père de l’autre, avait causé la surprise en dépassant le candidat socialiste au premier tour de la présidentielle (16,9% contre 16,2% pour Lionel Jospin).

Quinze ans plus tard, c’était au tour de sa fille d’atteindre le second tour. Cette fois, c’était pris pour acquis depuis environ un an que le FN y serait11. Comme au Québec, donc, le parti de droite émergent a obtenu des succès électoraux avant que la gauche de la gauche n’en obtienne.

Le système présidentiel français, comme celui des États-Unis, permet à des personnes de se présenter sans être clairement affiliées à un parti politique. Ainsi, la gauche de la gauche était représentée aux dernières présidentielles françaises par Jean-Luc Mélenchon.

Candidat de la coalition Front de gauche à la présidentielle de 2012, Mélenchon propose plutôt en 2017 une «candidature hors parti» en lançant le mouvement France insoumise (FI)12. C’est davantage une posture qu’une réalité concrète puisque FI est en fait inscrit comme parti politique13.

En avril 2017, aucun des deux partis de l’alternance du pouvoir en France, le Parti socialiste et la droite caméléon, n’a atteint le second tour.

Comme on peut le constater dans le graphique ci-dessous, en mars 2017, à un mois du scrutin, Mélenchon (ligne rouge) a dépassé dans les sondages le candidat socialiste, Benoît Hamon (ligne rose). Il finira loin devant au premier tour (20% contre 6%), à quelque 150000 voix de François Filion (ligne bleue), le candidat de centre-droit (sous l’étiquette Les Républicains).

Évolution des intentions de vote à l’élection présidentielle 2017
Source: Jybernard. Évolution des intentions de vote à l’élection présidentielle 2017. 2 mars 2017. Wikimedia Commons.

Celui qui a finalement remporté la présidentielle en devançant Marine Le Pen (ligne noire) au premier et au deuxième tour est un autre candidat hors parti: Emmanuel Macron (ligne jaune), qui a obtenu l’appui des centristes Bayrou et Borloo.

À un an des élections présidentielles, Macron a fondé le mouvement En marche (remarquez les initiales EM qui sont reproduites). Juridiquement, il s’agit d’un parti politique qui s’appelle Association pour le renouvellement de la vie politique14.

Nouvelle donne

Certains ont qualifié Macron d’«extrême-centre»15, d’autres l’ont situé dans le quadrant pro-immigration (ou cosmopolite), libertarien, productiviste et néolibéral d’un plan avec deux axes.

Pour résoudre la question, les politologues peuvent examiner l’enquête post-électorale 2017 French Election Study (FES 2017). Bien évidemment, les mêmes données peuvent se prêter à plusieurs interprétations différentes.

Pierre Bréchon y voit la preuve que le clivage gauche—droite n’est pas mort, puisque Macron se situe effectivement au centre.

Positionnement sur l’axe gauche—droite des principales candidatures à la présidentielle française de 2017
Source: Bréchon, Pierre. «Paysage après la bataille présidentielle: la gauche et la droite, même pas mortes!» The Conversation, 20 septembre 2017.

Par contraste, Florent Gougou, l’un des auteurs de la FES 2017, et Simon Persico y voient une reconfiguration de l’espace politique français en deux axes, le retour du «quadrille bipolaire» de Duverger.

Diagramme du nouveau système multipartite en France selon Gougou et Persico
Source: Gougou, Florent et Simon Persico. «A New Party System in the Making? The 2017 French Presidential Election». French Politics 15, no 3 (1 septembre 2017): 313, figure 2.

Dans ce nouveau système multipartite, plutôt que d’avoir uniquement un axe droite—gauche, il y aurait deux axes:

axe horizontal (sur le graphique):
le pôle nationaliste (anti-immigration) et authoritaire s’opposerait au pôle cosmopolite (pro-immigration) et libertarien;
axe vertical (sur le graphique):
le pôle productiviste et néolibérale (pro-mondialisation) —qu’on pourrait aussi appeler la droite économique— s’opposerait au pôle écologiste et interventionniste (anti-mondialisation), qu’on associe à la gauche économique.

Dans l’enquête post-électorale, six valeurs ont été mesurées chez les personnes sondées:

  • autoritarisme;
  • écologisme;
  • ethnocentrisme;
  • mondialisation économique;
  • libéralisme économique;
  • conservatisme social.

Le positionnement de l’électorat de chaque personne candidate a permis de la situer dans l’espace politique.

Notons que les lignes de fracture identifiées par Gougou et Persico occultent le clivage eurosceptique—europhile que soulignent les journalistes. À cet effet, une proposition pour promouvoir les symboles de l’Union européenne serait devenue l’année dernière:

symbolique à l’heure où le clivage gauche-droite perd de sa vigueur et que certains voudraient lui substituer celui entre pro et anti-européens16.

Mon amie Claire me soulignait que ces questionnements par rapport à l’entité au-dessus n’est pas sans rappeler la problématique des relations entre le Québec et le Canada.

Un quadrille bipolaire québécois?

Gougou et Persico sont parvenus à la conclusion d’un retour au quadrille bipolaire —plutôt qu’une tripolarité ou juste quatre blocs— en posant deux questions qu’on pourrait également se poser au Québec:

1. Est-ce que Macron est une mutation du pôle traditionnel de gauche ou un nouveau pôle centriste libéral?

Réponse: Macron a développé un nouveau pôle distinct de la gauche traditionnelle.

2. Est-ce que Fillon et Le Pen représentent deux pôles distincts de la droite ou est-ce que qu’ils correspondent au même, mais à des degrés divers?

Réponse: Le Pen et la droite traditionnelle ne correspondent plus au même pôle.

Au Québec, ces questions deviendraient:

1. Est-ce que la CAQ est:
a. une nouvelle mouture de la droite traditionnelle? b. un nouveau pôle ni à gauche, ni à droite?
2. Est-ce que le PQ et Québec solidaire représentent:
a. deux pôles distincts de la gauche (souverainiste)? b. le même pôle, mais à des degrés divers?

Les réponses à ces questions permettront de savoir combien de pôles on trouve au Québec: grosso modo, est-ce, d’après leur électorat, que la CAQ et le PLQ tirent dans la même direction? même chose pour le PQ et QS?

Pour terminer, voici en vrac quelques observations qui soutiennent chacune de ces hypothèses.

1a. La CAQ est une nouvelle mouture de la droite traditionnelle.

La CAQ a accusé le PLQ d’implanter son programme économique au cours du dernier mandat:

Pour le moment, disons que le Parti libéral a pigé quelques idées dans le programme de la CAQ

—Charles Sirois, grand vizir de la CAQ17

1b. La CAQ est un nouveau pôle ni à gauche, ni à droite.

La CAQ soutient n’être ni à droite, ni à gauche:

La CAQ est un parti pragmatique, à l’écoute des gens qui rejettent les étiquettes de gauche ou de droite. Ce n’est pas ce qui nous définit

—Jean-François Roberge, député caquiste18

2a. Le PQ et Québec solidaire représentent deux pôles distincts de la gauche (souverainiste).

Le PQ se distingue de Québec solidaire par la présence d’une droite identitaire dans ses rangs:

2b. Le PQ et Québec solidaire représentent le même pôle, mais à des degrés divers.

Les personnes qui militent pour la convergence entre ces deux partis sont certainement d’avis que leurs positionnements sont suffisamment proches:

C’est sur la base de cette entente pour le bien commun et pour en assurer l’application que les deux partis décident de maximiser le nombre de leurs candidats qui peuvent être élus, donc de faire des alliances dans un certain nombre de circonscriptions. Et comme ils sont souverainistes, un de leurs objectifs est de maximiser le nombre d’élus souverainistes à l’Assemblée nationale.

—Jean-François Lisée, avant la chefferie19

Faudrait-il également intégrer la dimension fédéraliste—souverainiste? Espérons que nous aurons un sondage post-électoral pour nous aider à démêler tout ça!

Données sources

Vous pouvez consulter le tableur qui a permis de faire le graphique sur Google Spreadsheets.

Notes